[Contexte : un travail d'écriture pour l'école]
Schizophrène
Tranquillement installé dans l'appartement que j'habitais depuis à peine un mois, je prenais un main un nouveau roman. Avant d'en entamer la lecture, je constatai que mon paquet de cigarettes était quasiment vide. Je descendis donc de mon studio et parcourus mon petit quartier du XVIIème arrondissement parisien à la recherche d'un tabac ouvert en ce milieu de soirée. L'air était humide et sentait la pluie fraichement tombée. Je remarquai des gouttes écrasées sur les carreaux des maisons que je croisais, témoins d'une légère averse qui m'avait échappée.
Au détour d'une rue sombre, je remarquai un homme debout sous un lampadaire, contemplant son reflet dans une flaque d'eau. A peine avais-je posé mon regard sur lui qu'il se mit en marche, comme s'il avait senti qu'il était l'objet de ma curiosité. Je ne m'attardais pas sur l'événement, qui n'avait vraiment rien d'extraordinaire, si ce n'est peut-être l'ambiance sombre que dégageait cette vision, digne d'une scène de Stephen King. Après tout, il n'y avait pas que l'imagination qui guidait l'écriture d'un bon roman, il fallait bien que l'écrivain puise l'inspiration quelque part. Mon auteur préféré avait dû contempler des scènes similaires.
J'arrêtai là le cours de mes pensées : j'étais pressé de me plonger dans ma lecture et allongeai donc le pas. Une fois arrivé, je me mis à mon aise : j'ouvris les fenêtres pour profiter de l'air frais, préparai un cendrier et sortis une bière du frigo. Je me saisis enfin du livre, sirotant une bière entre certains chapitres, allumant une cigarette entre les autres. Cette activité me captiva jusqu'à ce que le sommeil commence à se faire ressentir. En général, je n'en tiens pas compte, mais ces derniers temps avaient été très actfs : beaucoup de sorties avec des amis, des concerts à la pelle, et une pléthore de spectacles divers et variés. Je suspendis donc ma lecture, remis un peu d'ordre, et partis me coucher.
Le froid ne tarda pas à me réveiller et je me maudis de ne pas avoir fermé la fenêtre. Tant pis, je n'allais pas laisser la fraîcheur nocturne gâcher on repos : je me relevai et allai réparer mon erreur. C'est alors que mon regard fut attiré par une lueur incandescente qui s'agitait lentement à l'angle de la rue sur laquelle donnait mon appartement. Je crus reconnaître l'homme que j'avais aperçu au cours de ma balade précédente. Cependant, j'étais plus que pressé de retrouver mes draps chauds et je n'y prêtais donc que peu d'attention. Je me rendormis très rapidement et passai une excellente nuit qui me remit d'aplomb pour la semaine.
Nous étions lundi et je profitais d'une journée peu chargée pour faire un peu de ménage : c'était devenu une priorité absolue entre mon capharnaüm et la vaisselle qui s'accumulait. Puis je rentrais dans ma ville natale pour retrouver quelques amis que je n'avais pas vu depuis une éternité. Tout se passa pour le mieux et nous nous promîmes de nous revoir bientôt. Je me sentais légèrement ivre et conduisis donc prudemment. Sans doute une des nombreuses contradictions de l'Etre Humain ; associer un comportement dangereux à un excès de précautions. La suite de ma semaine fut sans intérêt : on pourrait la résumer à métro-boulot-dodo.
Le vendredi soir, assis à ma fenêtre, je restais perdu dans mes pensées en contemplant les bouches de métro qui vomissaient leurs hordes de parisiens hagards. Du coin de l'oeil j'aperçus un manteau de cuir qu'il me semblait connaître. Je fixai l'individu et reconnus encore cet homme, celui que j'avais croisé en allant au tabac. Je l'observais quelques minutes : il marchait droit vers le coin de la rue où il m'avait semblé l'apercevoir la semaine précédente. Il s'y arrêta presque mécaniquement et sortit d'un même geste un paquet de cigarettes. Il me sembla reconnaître un paquet de Marlboro : rouge et blanc, mais peut-être s'agissait-il de Winston. Je continuais mon observation lorsqu'il leva la tête et fixa son regard dans le mien!
Je sursautai et reculai d'un pas, comme s'il m'avait brûlé d'un simple coup d'oeil. Puis je ris pendant plusieurs minutes de ma sottise : après tout quoi d'anormal à ce que cet homme ait ses petits coins. Il avait tout de même le droit d'aller où il voulait. Et il m'avait regardé, certes, mais que faisais-je quand il avait levé les yeux ? Décidément, je devenais vraiment paranoïaque, un regard me troublait à ce point... Ou était-ce le fait qu'il m'ait vu en train de l'observer qui me gênait ? C'est vrai que je n'avais pas de quoi être fier de jouer les voyeurs comme ça, me croyant à l'abri derrière ma vitre. J'en étais là de mes réflexions lorsque je décidai de regarder à nouveau, mais je ne vis rien. Je partis d'un nouvel éclat de rire et préparai mon repas.
Les jours suivants, je l'aperçus plusieurs fois et tirai pour conclusion qu'il habitait le quartier. Je repris mon train-train quotidien en riant parfois de l'incident précédent. Tout de même, cet homme avait quelque chose de particulier : il était toujours vêtu de manière identique. Je plaisantai en moi-même au sujet de son hygiène et me préparai pour le concert du soir. J'avais donné rendez-vous à quelques amis à cette occasion et nous devions nous retrouver un peu plus tard aux portes de l'Elysée-Montmartre.
Je m'y rendis un peu en avance histoire de discuter un peu au calme. Ils avaient pensé la même chose que moi et nous décidâmes d'aller manger un morceau ensemble avant l'ouverture des festivités. Le petit restaurant qui jouxtait la salle nous parut idéal et nous nous y installâmes. Au cours du repas, j'aperçus à nouveau mon "Inconnu" comme je l'avais surnommé par dérision. Je le leur désignai d'un mouvement de tête et leur narrai ma mésaventure. Nour rîmes de concert et cela lança une longue série d'anecdotes similaires. Je parlai aussi de sa tenue vestimentaire inchangée depuis la première fois que je l'avais aperçu. Nouvelle série de digressions.
Enfin, l'heure du concert arriva. Nous tînmes à être aux premières loges. Je me retournai, histoire d'évaluer le nombre de personnes présentes, et trouvai immédiatement l'Inconnu : il était trois rangs derrière nous et me fixait d'un regard brûlant, le genre de regard qui n'existent que dans les romans fantastiques : effrayant mais captivant, qui vous donnait envie de détourner les yeux mais dont vous ne pouviez vous détacher. Quelque chose bascula en moi, et j'eus envie de hurler. Cependant, je me retins et plongeai mon regard dans le sien. Ses yeux étaient d'un noir de jais, et si j'avais été plus près, j'aurais pu y voir mon reflet J'y distinguai presque une petite flamme de haine qui vacillait, mais c'était probablement mon esprit qui greffait les images de mes romans fantastiques sur ce que je voyais réellement. Je donnai un coup de coude discret à ma voisine :
- Eh Jenny, y'a un type derrière nous qui me fixe, regarde...
- Où ça ?
- Avec le blouson de cuir noir!
- Ah oui, mais il ne te fixe pas...
C'était vrai. Il avait détourné le regard et fixait la scène.
- C'est l'homme que je t'ai montré quand on était au restau !
- Tu divagues, il ne lui ressemble pas du tout!
En effet, l'homme que je regardais à présent n'avait rien à voir avec mon Inconnu. Il avait les yeux bleus... L'Autre avait dû s'éclipser quand je lui avais tourné le dos. Je restai mal à l'aise et le cherchai tout le long du concert. De temps à autres, il me semblait l'apercevoir et mon coeur chutait dans ma poitrine, jusqu'à ce que je m'aperçoive que ce n'était pas lui. Dès la fin du spectacle, je prétendis une migraine et rentrai. Ca me désolait de devoir laisser mes amis que je ne voyais plus très souvent, mais je me sentais nauséeux et la tête me tournait légèrement. Je marchai à vive allure vers mon domicile dans l'espoir qu'une aspirine apaiserait mes maux.
Je tapais le code de ma porte lorsqu'une main s'abattit sur mon épaule. Je ne pus réprimer un cri et je fis un bond d'au moins trois mètres. Je me retournai, terrorisé, et entrevis l'Inconnu. Je hurlai de plus belle et sentis mes jambes m'abandonner. Il était là, silencieux, se délectant de ma terreur à voir son expression. Et moi, au bord de l'évanouissement, je le contemplai...
Il semblait immense, ses yeux étaient plus noirs que jamais et la petite flamme que j'avais aperçue lors du concert dansait là où j'aurais dû distinguer ses pupilles. Tout en lui exprimait une immense satisfaction tandis que je me disloquais au contact de cette main qui me tenait fermement. Le sourire machiavélique qu'il affichait lui donnait l'air tout droit sorti de La part des Ténèbres. Sa deuxième main vint m'agripper avec autant de force que la première à mon autre épaule et sa bouche se tordit pour articuler quelques mots que je ne compris pas. Je m'évanouis.
Des images se superposaient dans mon esprit : des nuages noirs, moutonneux, un éclair zébrant un ciel d'orage gonflé d'électricité et illuminant brièvement une gigantesque silhouette (l'Inconnu), la couverture de la Part des Ténèbres, une impressionnante chute d'eau, un cercle lumineux, un arbre perdant ses feuilles en un souffle de vent, un épouvantail dégageant une inquiétante aura... Puis les sons vinrent se greffer aux images : une voix profonde, inhumainement grave laissant deviner une sombre mélopée, un rideau noir se vaporisant, le bruit des gouttes qui s'écrasent sur le bitume, et, alors que mon esprit sombrait dans les ténèbres, j'entendis retentir la Symphony of Destruction, puis plus rien... Le Noir avec un "n" majuscule, le Silence avec un "s" du même acabit. Peu à peu, je perçus un battement régulier, assez rapide. Je l'identifierai plus tard comme les battements de mon coeur. J'ouvris les yeux.
- Hi rhin ha li!
Où étais-je ? Quel était ce dialecte dont je ne saisissais pas un mot ? Je tachai de me concentrer sur une des silhouettes floues qui étaient penchées sur moi et tentai de la comprendre.
- Hou ahé hin ? me dit-elle.
J'eus beau essayer de parler, aucun son ne s'échappa de mes lèvres et ma gorge me brûlait terriblement, probablement une séquelle des mes hurlement de tout à l'heure. Cette pensée me rappela tout et acheva de me réveiller.
- Vous allez bien ? articula lentement une voix féminine.
- J'ai connu des jours meilleurs, répondis-je dans une pathétique tentative d'humour.
On me tendit un verre d'eau que je vidai d'un trait. Je tremblais de tout mon corps.
Une fois ma vision stabilisée, j'observai la scène : une demi douzaine de personnes étaient penchées sur moi, allongé sur le bitume, face à ma porte. Je me relevai péniblement et reconnus un visage parmi les badauds. Probablement un voisin que je croisais rarement. M'adressant à la foule, je leur demandai d'une voix chevrotante :
- Que s'est-il passé ?
Mon voisin s'avança et répondit pour la foule.
- J'étais chez moi, c'est à dire tout simplement en face d'où vous vous tenez, lorsque j'ai entendu un cri à glacer le sang, un cri de terreur pure. Je me suis précipité dehors et je vous ai vu hurler, le visage défiguré par la peur, puis vous vous êtes évanoui. J'ai immédiatement appelé une ambulance, mais le standard m'a répondu qu'aucune équipe n'était disponible pour le moment, ils sont en sous-effectifs...
- J'étais seul lorsque vous êtes sorti ?
- Oui.
Sa réponse était spontanée, sans doute possible sur sa véracité : il m'avait vu avant que je ne m'évanouisse et pourtant il n'avait pas mentionné l'Inconnu. L'avais-je rêvé ? Après tout je me sentais mal avant qu'il n'apparaisse... ou alors mon voisin mentait, peut-être avait-il été menacé... ou alors... ou alors quoi ? Je me retrouvai soudain assailli par mes pensées qui élaboraient tous les scénarios possibles.